Lorsqu'on est enfant, c'est dans les chansons qu'on a souvent son premier coup de foudre avec les mots. C'est aussi dans les histoires qu'on se fait raconter par sa mère le soir avant de s'endormir profondément. Ce sont elles qui nourrissent l'imaginaire des adultes lecteurs que nous sommes aujourd'hui. Les images se créent dans la tête, des images fabriquées par la perception unique de chaque individu. C'est l'ultime pouvoir des mots qui se composent et se décomposent au fil des pages qui se tournent. Depuis ces premiers jours, j'ai soif de mots et d'histoires inventées, et vous ? C'est qu'il est si bon d'avoir ce sentiment d'évasion, de liberté, de curiosité, de beauté qui se forgent. Les mots sont d'habiles propulseurs d'émotions, des alliés pour voyager dans des mondes insoupçonnés. Les mots du livre ouvrent des fenêtres sur des côtés méconnus de la vie. Chaque page avale une partie de ce qu'on était. Lorsque je ferme un livre, la vie autour de moi est différente. J'avais envie de vous partager le talent d'une écrivaine que j'apprécie particulièrement parce que les femmes qui écrivent ont une place primordiale dans mon esprit féministe. Boire les mots d'Anne Hébert C'est un livre d'Anne Hébert qui m'a complètement renversée. L'une des écrivaines les plus habiles pour tricoter des phrases dans le torrent intérieur de ses personnages. Au tout début, j'ai bu ces mots avec douceur puis avec ardeur, j'ai suivi le courant affamé du coeur qui se déployait entre les pages. Anne Hébert, fée des phrases qui nous brassent le dedans du corps. Tout comme elle, j'ai cette avidité des paysages et ce goût de vivre comme les femmes frondeuses. Dans ses histoires, Il y a des femmes avalées par la nature sauvage des hommes. J'ai soulevé des mystères qui s'ancraient à l'intérieur du récit. Puis vint les pierres qui se figent, la trace des mots de pluie, des pages de marées qui nous recrachent sur la grève froide du fleuve. Des fous de Bassan s'écrasant dans la valse malhabile de leur atterrissage. Des nuages et du brouillard pour créer le doute et filtrer la vérité qui arrachent le coeur. Des filles transparentes qui hurlent dans les flots de la mer. Des draps de neige pour les amants qui se déchirent. Des ruisseaux par lesquels on peut prendre le large vers les discours impétueux de l'homme. Dans chacune des lignes composées par Anne Hébert, il y a ce dévoilement d'univers furtifs, impalpables qui soulèvent la fureur et la rage dans la beauté de la brume du corps. Au dernier paragraphe, elle avait conquis mon âme de poète, ma curiosité de jeune femme. Elle avait saisi la fragilité sauvage des êtres et la nudité de leurs bouleversements. Des mots sauvages jusqu'à la mort Étonnamment, elle avait su mettre des mots sur la mort. Je n'ai jamais vraiment compris ce que c'était que cette force qui émanait de son langage. En fait, je crois bien qu'il n'y avait rien comprendre, il fallait seulement ressentir profondément le vide entre chaque respiration. J'ai apprivoisé la mort à travers ses personnages, j'ai enflammé mes ombres dans l'imaginaire de cette auteure, comme si je pouvais enfin me permettre ma propre vision du monde et que la mort apportait elle aussi son lot de beauté à la vie. La mort avait cette douceur enveloppante, ce murmure furtif des grandes promesses qu'on fait à ceux qu'on aime à la toute fin. À chaque lecture, je suivais le courant jusque dans les profondeurs des épais marécages et l'enfant que j'étais se chargeait d'emmagasiner l'étendue du désastre ou la vaste intensité de la lumière que la romancière avait bien voulu partager avec ses lecteurs. Dans ma mémoire, je préservais les ressentis des femmes et des hommes fictifs afin d'en tisser des bribes poétiques lorsque serait venu le moment d'écrire, lorsque je serais à mon tour, atteinte par la présence de la mort, par la frénésie vivante de la fin d'une vie. Avaler la laideur pour en faire de la beauté "J'étais un enfant dépossédé du monde. Par le décret d'une volonté antérieure à la mienne, je devais renoncer à toute possession en cette vie." Le Torrent Comment peut-on rendre beau ce qui est laid? La violence, l'inconscience, l'ingratitude, la haine, l'indolence, la souffrance, la jalousie? Comment ce qui est véritablement hideux devient parfois si hideux qu'il est tout près de la beauté ? Comment rendre soutenable ce qui est insoutenable au bout du compte ? Anne Hébert enchante les lecteurs par sa légèreté d'être. Elle compose sa propre poésie du langage. Les êtres se font violence entre eux. Malgré tout, on y retrouve tant de beauté dans le verbe qu'on arrive à saisir leur laideur profonde sans trop être endommagé. La nature, la mer, les arbres, le ciel arrivent presque à calmer, à panser cette laideur vive qu'on retrouve dans certains gestes ou pensées des personnages. La façon d'écrire d'Anne Hébert et de capter les tréfonds singuliers de la douleur est digne d'une grande sensibilité. Cette artiste de l'écriture est un souffle d'inspiration pour de nombreux créateurs en ce monde. Il faudra encore marcher vers la source inépuisable de la création. Assurément, il sera essentiel de plonger dans une substance qui se rapproche du cuir et du sang pour continuer de dévoiler le frémissement outrageux des femmes qui écrivent. Une fois de plus, on se laisse envahir par leur histoire, par cet océan de paroles féminines qui bascule l'être dans le grand frisson. Photo de Marie-Belle Ouellet : Daniel Bouguerra
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AuteurChristian Gonzalez Catégories
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